En-quête de proximité
L’enquête est un genre médiatique, qui existe depuis les débuts de la presse moderne, et qui revient en force à l’heure du numérique. « Un petit pas de côté dans l’actu » qui permet à un média local de se distinguer de la masse de ses confrères, dit Raphaël Ruffier-Fossoul, journaliste et fondateur de la newsletter d’investigation locale l’Arrière-Cour, à Lyon. C’est redevenu une priorité dans toutes les rédactions, parce que selon Thomas Heng, journaliste à la rédaction Ouest-France de Nantes, « le lecteur veut comprendre pourquoi il paie pour avoir une info ».
Enquêter en local, seul ou collectivement avec d’autres journalistes de sa rédaction ou d’autres médias, c’est possible et voici comment…
Les méthodes d’enquêtes journalistiques sont différentes selon les pays, le sujet traité, et la façon d’en parler. Mais tous les journalistes d’investigation appliquent la rigueur et l’esprit critique. L’enquête peut aussi donner à raconter une bonne histoire, explique Brigitte Alfter, journaliste et directrice de Arena for Journalism in Europe.
« Enquêter c’est se poser une question, aller le plus loin possible dans la réponse et peut-être faire des révélations même si ce n’est pas la finalité« , explique Thomas Heng. L’enquête prend du temps et se pratique le plus souvent en interstices, au déjeuner ou le soir en rencontrant une source. Le journaliste mène son enquête mais ça passe après la production des infos du quotidien. Depuis deux ans Ouest-France a innové en créant dans les plannings des journalistes « les jours oranges ». Un journaliste peut être détaché pendant cinq jours si nécessaire pour mener une enquête dont le sujet a été accepté en conférence de rédaction. Pendant ces jours orange, il est sur le terrain, il enquête et son travail du quotidien est assuré par ses collègues à la rédaction. Tous les journalistes de la rédaction peuvent prétendre à ces « jours oranges ».
Développer cette compétence et cette appétence à l’enquête
« Depuis quelques années, on va vers une dissémination des compétences du service Enquêtes pour permettre aux petites rédactions locales d’en faire, explique Frédéric Sallet, Responsable éditorial du service Infographie de Sud Ouest. La question de temps joue beaucoup mais l’investigation nécessite aussi une formation, il faut connaitre les méthodes, les outils, le monde judiciaire, etc… L’investigation peut commencer au niveau local, sur de petites enquêtes pour dépasser cette notion de « je ne suis pas capable » ou « je n’ai pas les outils » ».
Thomas Heng cite en exemple cette enquête menée par les vingt journalistes de la rédaction nantaise de Ouest-France sur le cannabis à Nantes. « On a partagé toutes nos infos ; on n’a pas fait de révélation mais on est allé loin sur le sujet. Ça a été un pur bonheur collectif et suggéré d’autres sujets d’enquête ».
« La principale, compétence pour enquêter, c’est l’intelligence humaine affirme » Raphaël Ruffier-Fossoul. Il n’est pas indispensable d’avoir un réseau, il faut surtout comprendre comment fonctionne un système, par exemple pour moi les marchés publics. Pour certains sujets il est important de connaitre le terrain local. Je n’aurais pas fait le même portrait de Gérard Collomb, si je ne le suivais pas depuis 20 ans ».
Plus fort ensemble, avec les collectifs d’enquête ?
En janvier dernier, plusieurs grands journaux régionaux ont chacun publié le même jour une enquête sur l’influence des laboratoires sur l’hôpital public. « Le point de départ était assez simple, explique Frédéric Sallet, puisque toutes les données étaient publiques via la base Transparence Santé. Mais on s’est vite rendu compte que pour donner du sens à cette enquête, il fallait dépasser le cadre de Bordeaux et regarder l’ensemble des hôpitaux publics en France ». Le groupe « Data+local » collectif de journalistes de proximité du territoire français, s’est emparé du sujet. Chacun a avancé parallèlement dans sa rédaction locale. Ce n’était pas organisé dès le départ, mais la publication simultanée des articles dans les quotidiens régionaux le 10 janvier dernier a donné du sens et un écho national à cette enquête ». « Le collectif Data+local n’est pas vraiment constitué, c’est un lieu d’échanges en ligne, où on se partage des sujets, des conseils. La concurrence est exacerbée par le numérique, mais dans cette enquête sur les hôpitaux tout le monde a travaillé en bonne intelligence » ! se réjouit Frédéric Sallet
S’il est parfois encore difficile de travailler de façon collective en France, par peur de citer un confrère mais néanmoins concurrent (!), « ce qui marche c’est l’emballement médiatique. Quand les médias s’emparent d’un sujet traité par l’un d’entre eux et que chacun se met à enquêter« , explique Raphaël Ruffier-Fossoul. Ce qui pousse, c’est la concurrence, quand un média poursuit l’enquête commencée par un autre, d’autres infos peuvent sortir.
En Allemagne, le collectif d’investigation Correctiv enquête sur les injustices et les abus de pouvoir. Ce collectif de journalistes indépendants est financé par des dons et des contributions de fondations et considère les autres médias, ou médias traditionnels, comme des partenaires.
Les prochains sujets d’enquête ?
« Je pense que le sujet d’enquête doit venir du terrain et s’imposer à nous, explique Thomas Heng. Un sujet dont on entend parler et qui donne envie d’aller plus loin pour montrer ou révéler. En ce moment il existe une problématique similaire à Nantes et à Rennes sur la forte montée de la délinquance. On pourrait construire une enquête simultanée sur les deux villes ».
« »A Lyon, enchaine Raphaël Ruffier-Fossoul, pour poursuivre sur ce thème de l’immigration, on pourrait comparer les différentes politiques départementales d’accueil des mineurs isolés. »
« Sud-Ouest va s’intéresser au prochaines élections régionales, explique Frédéric Sallet. Les régions ont pris de nouvelles compétences avec des domaines d’intervention proches du quotidien comme l’éducation, les transports, la recherche… Il serait très intéressant de partager la situation de la grande région Nouvelle Aquitaine avec d’autres régions. »
Cécile Dauguet