143. Ce qui attend les médias locaux en 2024 : le point de vue de 5 experts
Après notre première salve de prédictions publiée le 11 janvier, Nathalie Pignard-Cheynel, Iniz Becker, Patricia Panzani, Laurent Brunel et Sophie Renaud se sont à leur tour prêtés à l’exercice. Dialogue avec les lecteurs, modèles économiques, innovation… Ce nouveau panorama est varié.
Patricia Panzani (Alliance de la presse d’information générale)
“Ces dernières années, la presse locale a été bousculée par l’arrivée des plateformes, des réseaux sociaux, des chaines et sites d’info en continu, et aujourd’hui des IA.
En 2024 la presse locale va devoir faire face à de nouveaux défis et s’adapter comme elle a toujours su le faire puisque de nombreux journaux locaux souffleront cette année leurs 80 bougies ! L’enjeu est de consolider le modèle économique tant sur le numérique que sur le papier face à la perte de revenus de vente et de publicité.
Le maintien de l’accès à l’information sur tout le territoire est essentiel, il faut pouvoir assurer la livraison des journaux aux abonnés et points de vente de manière rentable pour tous les acteurs de la chaine de valeur. Cette équation à la fois économique et écologique se résoudra grâce notamment à la mutualisation et la digitalisation de la logistique.
Au niveau numérique, la presse locale doit maintenir sa progression. Elle a tout à gagner à se démarquer en valorisant sa raison d’être, sa rédaction de professionnels, son contenu de qualité, son patrimoine et la connaissance de son territoire. Identifier ses communautés pour convertir de nouveaux lecteurs et fidéliser sera un levier indispensable à la croissance, tout autant que les investissements sur la data, les partenariats et l’événementiel.”
Nathalie Pignard-Cheynel (Université de Neuchâtel)
“Les médias locaux font face à d’innombrables défis dont la nécessité de revivifier les liens avec leurs publics. Dans un écosystème informationnel en pleine expansion, la production d’une information pertinente, inspirante, rigoureuse et utile est évidemment centrale. Mais d’autres rôles sont également à (ré)inventer.
L’un me semble encore sous-exploité par les médias locaux : celui qui consiste à aller au-delà de la production de l’information pour en donner à voir son élaboration, ouvrir les coulisses, expliquer et justifier les choix opérés, ou encore montrer les méthodes, les contraintes et les obstacles de la fabrique de l’information.
Cette sensibilisation (plus qu’une éducation) à l’information et aux médias présente une autre vertu : susciter davantage d’échanges et de compréhension mutuelle entre les journalistes et leurs publics : confronter les regards, les a priori et les pratiques même lorsqu’ils divergent. Car la méfiance se nourrit de la méconnaissance. Et il est urgent d’y remédier.”
Laurent Brunel (ESJ Lille)
“Web first. L’expression tourne en boucle dans les rédactions de presse locale depuis déjà de nombreuses années. Comme un mantra pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être. Et comme un prétexte pour accepter tout et n’importe quoi sur les sites et applications : de l’actu locale, certes, mais aussi de l’info people, des conseils pour alimenter votre chien, une vidéo d’un panda maladroit tournée à l’autre bout du monde…
L’année 2024 risque d’être cruelle pour de nombreux titres de la presse locale s’ils continuent de vouloir séduire une audience aussi vaste qu’indéfinie. Face aux géants du numérique, le web first n’aura de retombées que si le média se lance dans une quête de sens, en segmentant sa diffusion selon ses publics : applis dédiées, newsletter, canaux Whatsapp, web classique… et surtout sans délaisser complètement le print classique.
Il est urgent de donner envie aux lecteurs potentiels de (re)prendre goût à l’actualité de proximité, en redevenant l’acteur, l’agitateur de la communauté, du bassin de vie. Il faut être différent, innovant, surprenant, bienveillant. Le web first, pour cela, n’est qu’un moyen, mais il n’aura de sens – et donc demain d’avenir économique – que par son contenu.”
Iniz Becker (Radio France)
“Innover et accélérer l’innovation seront des enjeux essentiels pour les médias locaux en 2024 pour tester, tester, tester… et surtout apprendre, ensemble. De mon côté, cela se traduit par une forte envie et la nécessité de continuer à faire le tour des régions pour rencontrer les équipes des 44 radios locales France Bleu, mais aussi pour parler avec les startups présentes partout en France, ainsi qu’avec tous les autres acteurs qui produisent, facilitent et accélèrent des idées.
En favorisant la collaboration et l’échange d’idées entre ces milieux complémentaires, l’open innovation permettra en 2024 aux médias locaux d’accéder à une richesse de connaissances, de compétences et de perspectives.
En 2024, de nombreux projets vont d’ailleurs sûrement pousser encore plus loin le besoin de coopération entre les acteurs de la communauté locale : un journalisme de qualité, en proximité avec tous ses usagers (et donc transmédia), des contenus toujours plus serviciels, mais aussi ludiques… Les pistes sont nombreuses !”
Sophie Renaud (366)
“Un enjeu important pour les médias locaux en 2024 ? Réussir à émerger dans un paysage où la transition numérique s’impose à tous. Comment ? en travaillant sur l’audience et l’ad-tech.
L’audience car, face aux plateformes (1er réflexe des annonceurs en local via le Search), il faut se mettre à niveau, en termes de puissance et de facilité d’action. La stratégie 366 : développer un pool de médias liés aux territoires pour offrir des solutions de couverture en one stop shop. Aujourd’hui, nous garantissons 75% de reach hebdomadaire, quel que soit le bassin de vie.
L’ad tech car, face à des mutations du marché toujours plus rapides, il faut proposer des solutions cookie-less, alliant ciblage et reach, à moindre impact carbone. Chez 366, nous travaillons avec Utiq à la réconciliation des audiences ; avec nos éditeurs et leurs datas first à un outil d’adressage intelligent de la publicité, avant de lancer l’identifiant unique et avec DK à une mesure automatisée de l’empreinte carbone de nos campagnes.”
10 projets inspirants
PaywallLes titres de PHR du groupe Sogemedia se convertissent progressivement au modèle freemium sur le numérique. Après La Semaine des Pyrénées, c’est La Voix de l’Ain qui a changé de modèle début janvier, comme le relate le média PHRases. La rédaction prévoit de développer de nouveaux contenus exclusifs pour ses abonnés numériques. |
Sport et IAEn Belgique, la rédaction sportive de L’Avenir à Verviers expérimente un nouveau format vidéo “récap de la semaine” dans lequel la voix off et les sous-titres sont générés par des outils d’IA. Points positifs pour le journaliste chargé du projet : un gain de temps pour la création des sous-titres et une voix off plutôt crédible. Point négatif : les lecteurs ne peuvent identifier un journaliste de la rédaction et le processus reste malgré tout chronophage. |
AudiencesEn un an, le groupe Nice-Matin a augmenté le trafic sur son site de près de 30%. Pour atteindre cet objectif, le quotidien avait mis en place l’an passé plusieurs groupes de travail impliquant une cinquantaine de collaborateurs de tous métiers. Le but : faire émerger des solutions et de nouvelles idées. Un des principaux changements a été organisationnel, comme l’explique Olivier Marino, directeur adjoint des rédactions dans un post Medium. |
RuralitéAfin de toucher les communautés rurales de son territoire, le Texas Tribune organise depuis 2018 un congrès bisannuel “Future of Rural Texas”. Pour s’assurer de toucher tous les publics dans un Etat aussi grand, le média en ligne a multiplié les partenariats avec des acteurs locaux (médias, bibliothèques, chambres de commerces…) qui ont organisé des retransmissions des conférences et animé des échanges locaux à partir des contenus du Texas Tribune. En 2022, 600 personnes ont assisté au congrès en présentiel et 14 000 en ligne ou via un événement local. |
On AirTV7, la chaîne locale du groupe Sud Ouest, fait évoluer ses trois rendez-vous quotidien d’information. Désormais sa matinale propose des flashs tout en images axés sur la proximité. De nouvelles rubriques viennent enrichir l’édition du midi avec un chroniqueur en plateau. L’édition du soir reste un rendez-vous de débat et d’infos et intègre désormais une rubrique hebdomadaire “Déclic” dédiée aux projets en faveur de l’environnement. |
Démocratie localeDepuis bientôt trois ans, plus de 400 habitants de Cleveland ont participé au programme “Documenters” pour le média Signal Cleveland. Après une courte formation par les journalistes de la rédaction, ces “documenters” assistent à des réunions publiques et prennent des notes. Ce travail est rémunéré et mis en ligne. Pour les journalistes de Signal Cleveland, cela permet de repérer de nouvelles infos et d’augmenter leur couverture locale. Un autre impact a été auprès des élus locaux, qui du fait de la présence de Documenters, ont adapté leurs discours dans ces réunions publiques, pour le rendre plus intelligible et moins technique |
RéseauAux Etats-Unis, le News Revenue Hub a permis à ses rédactions membres de collecter 100 millions de dollars. L’an passé, le Hub a également lancé une plateforme de gestion des contributions en libre-service conçue pour les médias. En 2024, il prévoit de lancer un service de soutien pour la pub et le sponsoring ainsi qu’un outil pour aider les rédactions à diversifier leurs audiences. |
Faits div’On reste de l’autre côté de l’Atlantique où Poynter accompagne les rédactions locales à rendre leur couverture des faits divers et de la criminalité moins sensationnaliste, à travers une approche plus contextuelle. Le Lexington Herald Leader a suivi ce programme. Depuis, sa production d’articles sur la criminalité a drastiquement baissé, en mettant davantage l’accent sur les tendances et l’impact. Résultat: le trafic de ses pages a baissé, mais le taux de conversion en abonnés de ces articles a augmenté. |
Abo djeunsOpération jeunesse pour le groupe Ebra. L’actionnaire unique, le Crédit Mutuel, offre au 18-25 ans un abonnement numérique gratuit à l’un de ses neufs titres régionaux. Cette opération est financée grâce aux dividendes sociétales du groupe. |
TwitchL’Alliance de la presse d’information générale noue un partenariat avec Samuel Etienne et sa matinale sur Twitch. Chaque vendredi, un journaliste d’une rédaction régionale ou nationale sera en direct sur la chaîne du journaliste lors de la revue de presse du jour afin de présenter un article récent. |
Ça peut aussi vous servir
À écouter
Les étudiants en Master 2 “Journalisme, enquête et reportage” de Sciences Po Rennes, ont produit une série documentaire en 5 épisodes sur le journalisme “Enquête de sens” sur la radio Canal B. Le quatrième épisode est consacré à l’investigation locale avec notamment des témoignages du Poher hebdo, de Mediacités ou encore du journaliste indépendant Nicolas Legendre.
Accompagnement
L’école de journalisme de l’Université de New York lance un programme pour accompagner les dirigeants des médias locaux et ruraux émergents. Ce programme en ligne de six mois est gratuit et ouvert aux participants du monde entier. Vous pouvez postuler jusqu’au 9 février.
Management
Lecture utile. Le studio Médianes a publié un guide sur le management de projets éditoriaux. Rédigé par Robin Kwong, responsable de la fidélisation des audiences du Wall Street Journal, il a été traduit en français par Thomas Seymat, responsable de projets éditoriaux et de développement à Euronews.
Podcast
Coup dur pour l’industrie du podcast. Fin 2023, Apple modifié la façon dont son application Podcast gère les téléchargements en désactivant les téléchargements automatiques pour les utilisateurs qui n’ont pas écouté cinq épisodes d’une émission au cours des deux dernières semaines. Un producteur de podcast contacté par le média en ligne Semafor a constaté une chute de 40% du nombre de téléchargements.
Médias sociaux
En ce début d’année, le Reuters Institute a publié ces tendances et prédictions pour 2024. Côté plateforme, les éditeurs interrogés confirment une baisse de trafic provenant de Facebook (-48%), Twitter (-27%) et Instagram (-10%). Ils disent vouloir concentrer leurs efforts sur la vidéo (Youtube et Tik Tok) mais aussi les outils de messagerie (Whatsapp).
Fake news
On pourrait croire qu’effectuer des recherches Internet au sujet d’une fake news permettrait de la rendre moins crédible aux yeux des internautes. Eh bien c’est tout le contraire, selon les conclusions d’une étude américaine menée auprès de plusieurs milliers de personnes. Les participants ayant fait des recherches au sujet d’une fake news étaient ainsi 19% plus nombreux à croire que celle-ci était crédible que ceux n’ayant pas fait de recherches.