Comment une enquête collaborative peut doper les abonnements
Créé il y a 10 ans, Marsactu va boucler le premier exercice bénéficiaire de son histoire. C’est l’un des pure-players locaux français les plus dynamiques, porté par l’actualité marseillaise : drame de la rue d’Aubagne, fin de l’ère Gaudin… Autant de moments forts qui ont créé des paliers dans la croissance des abonnés.
Si Marsactu s’apprête à passer la barre symbolique des 5 000 abonnés, c’est aussi grâce à la publication de contenus hors-norme, comme “La Grande Vacance”, une enquête sur l’habitat indigne avec deux autres médias locaux (Le Ravi et la Marseillaise) et Médiapart. Un an après la diffusion du premier épisode, Julien Vinzent, le directeur de publication de Marsactu explique les conditions de la réussite de ce travail collaboratif.

FIL : Qu’est ce qui vous a poussé à engager un travail collaboratif avec d’autres médias sur ce sujet de l’habitat indigne ?
Julien Vinzent : Un lanceur d’alerte nous a communiqué un dossier avec l’ensemble des transactions immobilières de la ville sur une dizaine d’années, en précisant qu’il l’avait transmis à d’autres plusieurs médias marseillais. Donc il nous a un peu forcé à travailler ensemble ! Nous aurions pu en faire une exploitation très opportuniste en regardant quels bouts croustillants on pouvait en sortir. Un travail de fond sur l’ensemble du fichier, c’était hors de notre portée, à moins de mobiliser une personne à plein temps pendant des mois.
Nous avions déjà fait des enquêtes avec Mediapart et avec le Ravi. Mais La Marseillaise, c’était nouveau. On n’avait jamais travaillé avec eux, parce qu’on est sur la même zone de diffusion, avec la même temporalité, le modèle payant. Et on avait plutôt l’habitude de se tirer la bourre. En fait, ça a été assez simple de travailler avec eux, et ils ont mobilisé des moyens importants : trois voire quatre journalistes ont participé, avec un fonctionnement relativement souple pour un média traditionnel. Médiapart et le Ravi ont mobilisé chacun un journaliste, nous deux.
Comment s’est opérée la répartition des tâches ?
Le plus gros du travail a consisté à saisir les transactions. C’était un travail très rébarbatif : environ 5 000 transactions, sous format papier, avec plusieurs centaines de pages. On a donc fait une répartition par tranche. Par la suite, il s’agissait davantage d’apports en expertises. De mon côté, j’ai beaucoup contribué sur la partie datajournalisme, d’autres ont apporté leur contribution sur du reportage. Il n’y a pas eu de discussion par la suite sur l’importance des contributions de chacun. On avait tous trimé sur la préparation du fichier de données et donc chacun avait gagné ses galons.
Comment évaluer l’investissement en temps et s’y tenir ?
D’habitude on mesure l’intérêt, le caractère inédit potentiel, on essaie de circonscrire le travail, mais là on avait beaucoup de mal à savoir combien de temps ça nous prendrait. On a reçu les documents en janvier et on s’est dit, qu’on y passerait notre année… Assez rapidement un journaliste de la Marseillaise a dit, “moi j’ai un super logiciel de reconnaissance textuelle et un bon scanner”. Ça nous a semblé plus abordable. Mais de janvier à mai 2019, on s’est souvent demandé si l’investissement n’était pas un peu démesuré.
Quelles règles communes avez-vous définies pour la publication ?
La règle de base, c’était une publication concertée en termes de date et de contenus. On avait un tronc commun et chacun rajoutait sa spécialité. Le premier épisode concernait le recensement de tous les immeubles dégradés qui appartenaient ou avaient appartenu à la ville. Pour publier le deuxième épisode, on a suivi le rythme de publication du Ravi, qui est un mensuel. On a attendu la bonne fenêtre.
Quel accompagnement marketing avez-vous mis en place ?
A Marsactu, on est content d’avoir été les “marketeux” de la bande. On était entre journalistes, mais à un moment on a dit de manière insistante “maintenant, il va falloir la vendre, ce travail, sinon c’est gâché”. On était tous pris dans notre tropisme habituel de journaliste et on sentait qu’on risquait de négliger la diffusion de cette enquête. On a poussé pour qu’il y ait un titre commun (La Grande Vacance) avec un logo fourni aux différents partenaires. Et le teaser vidéo réalisé en interne (et publié la veille de la sortie de l’enquête) a très bien marché. Avec en plus la puissance de feu de Mediapart sur les réseaux sociaux.
Quel a été l’impact en terme d’audience et l’effet sur les abonnements ?
Le premier épisode a très bien marché : avec 10 fois plus d’audience qu’un article ordinaire. On s’est dit : voilà ce qui se passe quand on s’allie. Sur le deuxième épisode, il y a eu une déception collective sur l’impact, alors qu’on avait réussi à mettre en évidence, par des recoupements, les noms de ceux qui ont bénéficié de la situation. On a juste fait deux ou trois fois plus d’audience que sur un article classique.
La promo, le marketing qu’on pratique au quotidien est important. Mais c’est en publiant des contenus hors-norme qu’on décolle. Le jour de la publication de La Grande Vacance, on a gagné près de 50 abonnés, autant qu’en une semaine. Ca ne fait pas tout parce qu’il faut les garder et maintenir un flux régulier, mais dans ces moments on grimpe des paliers et on ne redescend pas beaucoup.
La publication de ces enquêtes est utile pour la rétention des abonnés, mais aussi pour faire revenir d’anciens abonnés qui nous avaient perdu de vue. Dans ces moment-là, il se disent “là je retrouve mon journal et il faut que je le soutienne !”.
Quelles ont été les clés de la réussite ?
Nous n’avons jamais fait de réunion au sommet entre les directions des médias partenaires. C’est une affaire assez personnelle entre les différents journalistes qui travaillent sur le sujet. Si on décide de travailler à nouveau avec ces partenaires mais avec d’autres journalistes, ça ne marchera peut-être pas.
C’est aussi une question de circonstances. En janvier 2019, on venait de gagner 1 000 abonnés en deux mois, suite au drame de la rue d’Aubagne. On devait être à la hauteur des attentes et de l’enjeu. Et l’habitat indigne, c’est un sujet d’intérêt général, qui justifiaient qu’on dépasse nos réflexes de concurrence.
Parmi les choses à bien cadrer : les investissements de chacun. Tout le monde n’est pas obligé de mettre la même énergie, mais il est important de dire quelles sont précisément les attentes.
Et si c’était à refaire ?
Notre regret c’est de ne pas avoir créé un espace commun, un site dédié ou une newsletter, pour que “La Grande Vacance” existe en dehors de chacun des médias. Sur les épisodes, on renvoie parfois vers les articles publiés par les autres, mais il n’y a pas d’indexation de tout ce qui a été publié sur ce sujet, quitte à renvoyer les sites de chacun.

Marsactu
Positionnement : journal local en ligne d’investigation
Zone de couverture : Marseille
Effectif : 7 salariés dont 6 journalistes
Chiffre d’affaires : 366 000 € (prévisionnel 2020)
Sources de revenus : Abonnement
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